Conversation avec ma petite sœur en or

J’ai une déficience motrice, j’ai des sœurs et frères plus âgé.e.s, mais j’ai également une sœur, plus jeune, Rosa. Ma petite sœur, comme j’aime l’appeler, bien qu’aujourd’hui, la petite ne soit plus petite.  Elle et moi avons été proches dès qu’elle a été capable de parler, mais avec du recule, je me suis rendue compte que les déficiences que je présentais prenaient beaucoup de places dans la vie de nos parents. Sa place a donc aussi été prise. Mes parents ne se sont rendus compte qu’elle marchait, que lorsqu’un jour, ils l’ont vue courir. C’est lorsque le cours de la vie nous a séparé que j’en ai eu conscience, en repensant à divers moments. Je m’en suis d’abord voulu pour cela, puis j’en ai voulu à nos parents. Aujourd’hui, j’aurais voulu que les choses se passent différemment, mais je n’en veux plus à personne. A présent, Rosa et moi essayons de construire une relation sans culpabilité de ma part et sans sentiment de responsabilité de la sienne. C’est une femme brillante dont la pudeur ne m’autorise pas à en dire plus sur elle.

Je lui ai demandé de m’accorder cette discussion sur notre relation, mais surtout sur la manière dont elle l’a vécue. Je suis chanceuse, car elle a dit oui…
Tout ce qu’il y avait à traiter pour ma santé a également mis mes soeurs et frères plus âgé.e.s dans l’ombre, parce que pour nos parents, comme pour beaucoup de parents, qui se trouvent face à un enfant qui présente une déficience importante, c’était une situation qui les dépassait.

En 2008, Claudie Bert s’est intéressée à la fratrie au sein des familles ayant un enfant vivant avec une déficience, dans son ouvrage « La fratrie à l’épreuve du handicap » :
… de toutes les relations humaines, la relation entre frères et sœurs est la plus longue ; frères et sœurs ne sont pas seulement nés des mêmes parents, ils passent de nombreuses années ensemble, dans une relation de grande intimité puisqu’ils partagent la même maison, souvent la même chambre ; ils constituent un groupe d’égaux – « les enfants » face aux « parents » – mais un groupe qui est en même temps hiérarchisé naturellement par la hiérarchie des âges. Autant de raisons pour en venir à une hypothèse globale : la relation entre frères et sœurs ne peut pas « se déduire » de la relation que chacun d’eux entretient avec leurs parents ; elle existe par elle-même, indépendamment d’eux.
Il s’agit là du lien fraternel normal. Que devient-il lorsque l’un des membres de la fratrie n’est pas « normal » – c’est-à-dire lorsqu’il est atteint d’un handicap, ou d’une maladie invalidante, qui affecte gravement son comportement, ainsi que la vie familiale ? Il n’y a pas très longtemps qu’on se pose la question, pour une raison bien simple. Lorsque naît un enfant handicapé, les parents sont sous le choc. L’urgence, pour eux, c’est de faire face, de trouver des réponses aux questions qu’ils se posent : mon enfant vivra-t-il ? Que faire pour lui donner la chance de s’en tirer le mieux possible ? Ensuite, il faut organiser la vie quotidienne autrement qu’on ne l’avait prévu, trouver de l’aide. Les autres enfants, quand il y en a – ou ceux qui surviendront plus tard – sont regroupés sous l’étiquette de « sans problème ». Or les enfants, même jeunes, sont très sensibles aux messages inconscients qui viennent de leurs parents ; donc ce message-là – « Toi, tu n’es pas handicapé, donc tu n’as pas de problèmes » – est reçu cinq sur cinq. Et trop souvent, il est perçu comme une injonction : « Toi qui as la chance de ne pas être handicapé, tu n’as pas le droit d’avoir de problèmes. » Alors, frères et sœurs, obéissant inconsciemment à cette injonction, apparaissent comme « sans problèmes » : enfant sage, bon élève, petite mère pour l’enfant malade…
(Bert, 2008, p. 13)

Comment décrirais-tu notre relation durant l’enfance?

Notre relation durant l’enfance… je ne sais pas par où commencer… notre relation allait au-delà d’une relation de sœur, on arrivait à se comprendre, même sans parler. Nous étions très amies…

Certaines personnes te posaient-elles des questions à propos de ta vie familiale et de comment cela se passait avec moi?

Non… étrangement, non, pas du tout. Ceux et celles que j’avais pour ami.e.s du CP, jusqu’au collège (système français), non… Il se pourrait que certain.e.s aient voulu se rapprocher de moi, mais ne l’ont pas fait, parce qu’ils avaient beaucoup de questions… Mais ceux et celles qui étaient souvent avec moi, et que je considérais comme des ami.e.s, ne me posaient pas de questions. Je ne sais pas si tu te rappelles, lorsque tu passais tes récréations dans ta classe, et que je venais te voir, il y avait toujours quelqu’un de disponible pour m’accompagner… mais personne ne posait de questions.

Oui, je me rappelle… tu étais entourée d’ami.e.s. Tu te faisais facilement des ami.e.s, n’est-ce pas ?

Oui.

Comment vivais-tu le fait de devoir parfois m’aider, à faire certaines choses, alors que tu avais 9 ans et moi 12? Je me rappelle que pour certaines choses comme me porter aux toilettes, il arrivait que ce soit toi qui m’aides parce que, parfois , je ne voulais pas déranger les parents… je ne sais pas si tu t’en souviens…

Oui, souvent, oui…

Je me demandais donc comment tu le vivais…

Pour être sincère, je n’ai jamais vécu cela comme étant un poids… Tu sais même lorsque j’allais te voir durant la récréation, dans ta classe, c’était pour m’assurer que tout allait bien. Personne ne me demandait de le faire…

Tu te sentais responsable d’une certaine façon ?

Oui. Pour moi, il fallait que je te protège… C’était mon devoir. Si il était arrivé que quelqu’un, en dehors de la famille, fasse ce que j’aurais pu faire, je me serais sentie comme si on me prenait ma place.

Je vois… Est-ce que tu as l’impression que ce sentiment de devoir me protéger est né du fait que tu aies souvent dû m’aider ? Penses-tu qu’il peut être né du fait que nos parents te laissaient m’aider pour des choses pour lesquelles, normalement, toi en tant qu’enfant, tu n’aurais pas dû m’assister?

Oui. Je pense que si tu marchais, cela aurait été différent…

Oui, je pense aussi…

Nous aurions peut-être été liées, mais pas comme nous l’étions… Par exemple, lorsque nous n’avons plus vécues dans le même pays, j’avais 10 ans et toi 13, je me suis sentie comme si je n’avais plus aucun but, je me sentais avoir un devoir en ta présence et là, plus rien ! Un peu comme si le droit de faire quelque chose m’avait été enlevé.

Je vois… Avant que nous ne vivions dans des pays différents, n’avais-tu pas parfois besoin d’espace ? Il arrivait parfois, lorsque tu te faisais inviter par tes ami.e.s, que les parents décident que je me joigne à vous, sans y être invitée, parce que tu te faisais facilement des ami.e.s et que j’étais plutôt du genre à n’avoir qu’une ou deux amitiés, par « cycle ». Il m’arrivait de refuser, parce que tes ami.e.s n’étaient pas les mien.ne.s et que cela me gênait. Je pense que les parents s’inquiétaient un peu de me voir avec peu d’ami.e.s. Comment le vivais-tu ? As-tu l’impressions que j’étais parfois de trop dans tes relations amicales ?

Je ne l’ai jamais vécu comme ça…

N’est-ce pas pour cela que, parfois tu disparaissais et allais jouer durant des heures seule?

Non, la raison pour laquelle je disparaissais, parfois, c’était pour faire des bêtises pour lesquelles j’étais sûre que tu aurais exprimé ton désaccord. Je ne voulais pas être freinée… J’espionnais les voisins, les employé.e.s des parents, nos sœurs et frères etc. . Je me construisais mes histoires…

Avoir en place un système d’assistance aux parents aurait fait en sorte que vous, frères et soeurs vous impliquiez moins à m’aider. Penses-tu que tu te serais moins perçue comme faisant partie des responsables à mon confort de vie?

Oui, je pense… un tel système aurait fait en sorte d’éliminer une certaine tension et fatigue vécue par nos parents. Etant donné que tu aurais eu l’Assistance Personnelle, tu n’aurais pas eu la crainte de déranger. Et vu que j’y aurais été habituée, je n’aurais pas eu l’impression qu’on m’enlevait le droit de t’assister.

Oui, je comprends…

Encore aujourd’hui l’accès à l’Assistance Personnelle n’est pas systématiquement proposé aux famille, ni à ceux et celles vivant avec des déficiences. J’espère qu’à force d’en parler, ce service soit de plus en plus connu et qu’il y ait de plus en plus de demandes. Ce n’est pas parce qu’on vit avec une ou des déficiences qu’on doit être handicapé.e. Grâce à Rosa, à chacune de mes soeurs et à chacun de mes frères, je ne me suis pas sentie handicapée, mais ce système qui repose sur la famille est fragile.

Les parents ne mettent pas toujours leurs enfants dans des institutions par choix, mais parce qu’ils se sentent submergés. Et cette situation de distanciation que nous traversons, nous permet de nous rendre compte des limites de ces institutions, puisque certaines familles ne peuvent plus voir leurs proches qui se trouvent dans ces centres de vie, par exemple, pour éviter la propagation du virus.

En attendant le changement, parlons du système d’Assistance Personnelle autour de nous, en espérant qu’il perdure, évolue et s’étende.

Merci à mes frères et soeurs, d’avoir et d’être là pour moi.

Prenez soin de vous et de ceux que vous aimez,

Petit Cyborg